Pare-feu judiciaire

Publié le par VT


On sait ce qu'est un firewall (ou pare-feu pour les allergiques aux anglicismes ) : un dispositif de sécurité permettant à l'internaute d'éviter que son ordinateur soit l'objet d'intrusions lors de ses promenades sur la toile. On ne saurait trop recommander l'usage d'un tel système, après l'avoir règlé toutefois pour qu'il fonctionne en silence car sinon, ses avertissements réitérés ont de quoi rendre paranoïaque le plus insouciant des surfeurs. Bref, le pare-feu permet de naviguer dans tous les recoins d'internet et de manipuler tranquillement son ordinateur en gardant le contrôle des opérations. Cette belle invention ne pouvait manquer de trouver des applications en dehors du champ informatique. Elle vient de connaître une transposition inattendue dans le domaine judiciaire, avec le retour en force d'une vieille idée, connue auparavant sous le nom de "théorie du chancelier", et qui vient d'être remise au goût du jour par deux organisations politiques qui proposent de créer un "procureur général de la nation" chargé de se substituer au garde des sceaux dans la conduite de l'action publique.

En d'autres termes, ce ne serait plus le garde des sceaux, membre du gouvernement et d'un parti politique, qui dirigerait l'action des magistrats du parquet, mais un personnalité du monde judiciaire nommée par le président de la république ou élue par le parlement. Cette thèse est défendue avec constance - et talent - par quelques hauts magistrats qui y voient peut-être l'occasion d'accèder à un poste à leur mesure. Elle n'est pas nouvelle. En décembre 1989, Jacques Toubon, alors député d'opposition, avait rédigé quatre propositions de loi constitutionnelles prévoyant notamment la création d'un "chancelier de la magistrature". En novembre 1994, Valéry Giscard d'Estaing avait suggéré lors d'une émission télévisée l'élection d'un vice-président de la république spécialement chargé des questions de justice. Le 12 décembre 1996, le président de la République Jacques Chirac, en annoncant la création d'une commission de réflexion sur la justice présidée par Pierre Truche, avait estimé qu'il fallait " sérieusement examiner la question de rendre le parquet indépendant de la chancellerie ". Mais le temps passe. Le parquet n'est pas plus indépendant aujourd'hui qu'hier. Et malgré les apparences, il n'est toujours pas question de s'engager dans cette direction.

En effet, quel avantage y aurait-il à remplacer un garde des sceaux, membre d'une majorité politique responsable devant les électeurs, par un magistrat politisé ? Seul le pouvoir central, quel qu'il soit, en retirerait un bénéfice. Il pourrait surfer sur la toile gluante des "affaires" sans courir le risque qu'on lui reproche des interventions qui ne seraient plus de son fait, mais émaneraient apparemment du procureur général de la nation, soigneusement choisi pour sa proximité avec la majorité en place. Ce haut magistrat (ou haut fonctionnaire), jouerait donc le rôle d'un pare-feu empêchant les éventuelles polémiques suscitées par les instructions données au parquet de remonter jusqu'au gouvernement. En cas de crise, il se transformerait naturellement en fusible. Le dispositif protègerait les gouvernants, mais ne changerait rien pour les citoyens.

On objectera peut-être que le titulaire de ce poste prestigieux pourrait faire preuve d'indépendance. Certes. Mais cela n'est pas prévu, très loin de là, puisqu'il devrait seulement veiller, "sous l'autorité du ministre de la justice, à l'application de la politique pénale voulue par le gouvernement". Et surtout, les conditions de sa nomination, qu'il s'agisse d'une désignation par le président de la république ou d'une élection par le parlement, ne garantiraient nullement sa neutralité politique - bien au contraire. Par conséquent, si l'on souhaite que l'action du parquet dans les affaires sensibles ne soit plus perçue comme téléguidée par le gouvernement et la majorité au pouvoir, l'essentiel n'est pas de placer à la tête de la chaine hiérarchique un ami du garde des sceaux plutôt que le garde des sceaux lui-même, mais bien de faire en sorte que la désignation de tous les magistrats du parquet - y compris si nécessaire celle du futur procureur général de la nation - échappe à la suspicion. Et il reste encore quelques progrès à accomplir dans ce domaine.

A la différence des magistrats du siège qui sont nommés après avis conforme du conseil supérieur de la magistrature ou sur proposition de celui-ci (pour les membres de la cour de cassation, premiers présidents et présidents), les magistrats du parquet ne font l'objet que d'un avis "simple" auquel le garde des sceaux peut passer outre pour imposer son choix, et les plus élevés dans la hiérarchie du ministère public, à savoir les procureurs généraux, sont nommés en conseil des ministres sans aucun avis du CSM. C'est là que réside le coeur du problème. Selon un vieil adage politique : "Qui tient les nominations tient les hommes". Le jour où un pouvoir, quelles que soient ses orientations, acceptera que les magistrats du parquet soient nommés selon les mêmes procédures que ceux du siège (avis conforme du CSM pour tous, proposition du CSM pour les avocats généraux près la cour de cassation, procureurs généraux et procureurs ), l'institution judiciaire fera un grand pas en avant. Tout le reste est littérature.
 
Encore faudrait-il, pour qu'une telle réforme ait une signification, que la composition du CSM ne soit pas modifiée dans le sens d'une plus grande politisation, ce qui reviendrait à reprendre d'une main ce qui aurait été donné de l'autre. Mais comme l'écrivait Rudyard Kipling, ceci est déjà une autre histoire....

Publié dans turcey

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